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The cohabitation theorem Une lecture spatiale de The Big Bang Theory

  1. L’espace scénographique, la « feintise » au service d’un habiter angelin

L’espace scénographique correspond au lieu réel de tournage, en studio (off-location) ou en extérieur (on-location), qui figure avec plus ou moins de bonheur l’espace diégétique et qui inclut le champ (ce que la caméra capte) et le hors-champ (Gardies, 1993 ; Staszack, 2014).

            Dans son article consacré à l’héritage de deux séries américaines de légende, Friends et The Big Bang Theory, Laura Chuchilla Margeli affirme que, contrairement à Friends, les transitions ne cherchent pas à situer les lieux de l’action et que, par conséquent, « nous ne savons rien de l’immeuble où [les héros] vivent ni de l’université où ils travaillent » (Margeli, 2016, 44). S’il est vrai que les transitions entre les différentes scènes de TBBT ne situent pas l’action mais présentent des électrons en tournant autour d’un noyau d’atome, il n’en demeure pas moins que les dialogues, certains plans disséminent des indices qui permettent d’ancrer la série dans des lieux extrêmement précis. Ces indices participent de la « feintise » (Hamburger, 1977 ; Schaeffer, 1999).

La spécialiste de littérature germanique, Käte Hamburger, distingue deux types de récits fictifs : la fiction proprement dite, définie par les critères énonciatifs précis, et la feintise, qui est l’imitation à l’identique d’une énonciation de réalité, c’est-à-dire telle qu’on pourrait la trouver hors du contexte de la littérature. Pour Jean-Marie Schaeffer :

« La fonction de la feintise est de créer un univers imaginaire et d’amener le récepteur à s’immerger dans cet univers, elle n’est pas de l’induire à croire que cet univers imaginaire et l’univers réel. »

            Il existe donc bien dans la série des « saillances », terme emprunté à René Thomm (1993), des lieux identificatoires qui nous permettent de situer les faits et gestes des personnages de la série de manière très précise. Ils constituent des indices de localisation. Pasadena, CalTech, l’hôtel de ville de Pasedena, la gare et l’aéroport de Los Angeles. Deux images satellites sont insérées une fois pour montrer la situation du Comic Book Store à la fin de « The Creepy Candy Coating Corollary » (S03E05, du 19 octobre 2009) et une seconde fois pour localiser l’immeuble de Sheldon et Léonard dans « The Countdown Reflection » (S05E24 du 10 mai 2012). Nous verrons, là aussi, comment ces images extrêmement précises renvoient à la notion de feintise.

CalTech

Léonard, Raj, Sheldon et Howard travaillent dans un bâtiment de CalTech appelé dans la série « Loeb Building » qui fait face à un autre bâtiment, « Bends Building ». La scène d’extérieur qui nous montre l’entrée du Loeb Building (The Parking Spot Escalation : S06E09 du 29 novembre 2012) semble avoir été tourné devant l’entrée du Norman-Bridge Building qui fait face au Ronald et Maxime Linde que l’on aperçoit en arrière-plan lors de la dispute entre Howard et Sheldon pour la place de parking. Ce plan intermédiaire, tourné en extérieur, est un indice de localisation.

Ill. 11 – Léonard sortant de CalTech

L’immeuble de Sheldon et Léonard

L’image satellite, qui apparait dans l’épisode « The Countdown Reflection » (S05E24), entend situer l’appartement de Sheldon et Léonard dans le centre-ville de Pasadena. Dans cet épisode, la bande d’amis a organisé le mariage de Bernadette et Howard sur le toit de l’appartement de Sheldon avant qu’Howard ne parte pour le Kazakhstan puis l’espace. GoogleMaps localise l’appartement au 215 South Madison Avenue, à 800 mètres de l’Hôtel de ville de Pasadena dont on aperçoit le dôme depuis la fenêtre de l’appartement de Sheldon.  Pourtant, à de nombreuses occasions dans la série, l’adresse de Sheldon est indiquée : « 2311 North Los Robles Avenue » qui s’avère être une adresse fictive ne correspondant ni à l’emplacement indiqué pour le toit de l’immeuble dans The Countdown Reflection ni au point de vue que l’on peut avoir depuis la fenêtre du salon de Sheldon. Des fans de la série ont d’ailleurs localisé ce point de vue au 790 East Colorado Boulevard, depuis le toit d’un parking.

 

Ill. 13 – Vue de la fenêtre du salon de Sheldon

Ill. 14 – Localisation de l’immeuble où vivent Sheldon et Léonard

Les appartements des autres membres du groupe ont également été identifiés en fonction de leur aspect intérieur et extérieur. L’appartement de Raj semble être situé dans une vieille usine désaffectée et rénovée en appartements luxueux. Les murs en briques permettent de penser que l’immeuble est relativement proche du centre-ville et daté des années 1950. Certains observateurs le situent dans les quartiers de Del Mar ou Glenarm. Howard et Bernadette vivent dans la maison de Mme Wolowitz, là où Howard a grandi, probablement située sur les hauteurs d’Altadena, une petite ville périurbaine au nord de Pasadena. Cette ville est à proximité de NASA Jet Propulsion Laboratory, là où travaille Howard. L’extérieur de la maison fait penser à une maison victorienne du début du XXe siècle qui sont très fréquentes à Altadena.

Ill. 15 – Appartement de Raj, le « Raj Mahal »

Ill. 16 – Maison Wolowitz

Tous ses lieux sont localisés par de nombreux fans soucieux de pouvoir être à l’initiative d’itinéraires de « pèlerinage » à travers Pasadena comme il en existe pour d’autres séries à succès (Friends à New York alors que la série a été tournée à Los Angeles, Plus Belle la vie à Marseille, Inspecteur Barnaby dans l’Oxfordshire[2]…). L’idée est à la fois d’assouvir une soif de continuer la série dans le monde réel mais également d’initier des parcours touristiques.

Conclusion

            La lecture spatiale nous apparaît, dès lors, précieuse car elle permet de montrer combien les scénaristes et décorateurs multiplient les dispositifs d’ancrage territorial pour rendre la série plus proche des téléspectateurs. Ils définissent un territoire diégétique dans lequel les personnages ont des pratiques propres, des habitudes, des lieux-repères. Ce dispositif participe de ce que la philosophe allemande Käte Hamburger appelle la « feintise » (fingiertheit en allemand ; pretence en anglais). La série présente des personnages objectivement vrais ou vraisemblables, évoluant dans des lieux référencés, identifiables et identifiés. Il est alors difficile pour le téléspectateur de faire la différence entre le documentaire vécu ou le roman. « La feintise est une mimésis de l’énoncé de réalité », nous dit François Jost (1995). Elle semble s’ancrer dans une réalité commune ou collective. Pour Jost, la série TV pourrait relever à la fois de la feintise scénique (dispositifs spatiaux mis en œuvre par les décorateurs) et de la feintise énonciative (définition des personnages par les scénaristes). Qu’est-ce qui permet alors aux téléspectateurs d’avoir toujours à l’esprit qu’il s’agit d’une feintise ? La mise en scène spectatorielle qui organise un espace scénique face à des spectateurs en direct et qui manifestent leurs réactions par des rires ou des exclamations.

            Comme les exemples que nous avions donnés en introduction nous invitent à le penser, la feintise a des conséquences sur les téléspectateurs ou les « fans » qui cherchent à perdurer l’aventure, même quand la série a été arrêtée. C’est ainsi que naissent des expositions proposant aux fans des « expériences spatiales » en décors quasi réels. Si Friends Experience, Stranger Things Expérience font leur tour du monde des métropoles, The Big Bang Theory Expérience reste encore cantonnée à la visite des studios Warner de Burbank. Que dire de Harry Potter Expérience qui a donné lieu à la création d’un parc dans les studios où ont été enregistrés les huit films, à Leavesden au Nord de Londres ? Ces « expériences spatiales » participent au développement d’une nouvelle forme de tourisme, le ciné-tourisme ou « set-jetting » qui est né au début du siècle avec la visite des lieux scénographiques, identifiés dans différents films (le quai 9 ¾ de King’s Cross Station à Londres, le Montmartre et le café d’Amélie Poulain…). Expedia, société américaine d’agences de voyages, affirme que le « set-jetting » devient « une des tendances les plus fortes » qui guide le tourisme en 2023. Le quotidien Ouest-France révélait en novembre 2022 que « les documentaires, films et séries en streaming sont désormais la deuxième plus grande source d’inspiration pour partir en voyage (20%) » (Leray, 2022). Dans l’étude commandée par Expedia, plus d’un tiers des Français interrogés (61%) ont envisagé de visiter une destination après l’avoir vue dans une série télé ou un film en streaming.

            The Big Bang Theory n’échappe évidemment pas au ciné-tourisme. Plusieurs sites sur Internet proposent de parcourir les rues de Pasadena pour retrouver les lieux possibles ou feints d’habitation des héros. Des touristes, fans de la série, déposent leurs vidéos sur des plateformes telles que Youtube ou Dailymotion, voire Instagram, et donnent ainsi la preuve que ces itinéraires ciné-touristiques sont possibles. Simulation, stimulation, émulation, toutes les différentes d’un jeu spatial se développe à travers le monde qui tend à effacer les frontières entre feintise et réalité.

 

Bibliographie

Barthes, Roland, « Introduction à l’analyse structurale des récits », Communications, 8, 1966, p.1-27.

Gabilliet, Jean-Paul, Des Comics et des hommes. Histoire culturelle des Comics aux États-Unis, éditions du Temps, 2005, p.255-280.

Gardies, André, L’Espace au cinéma, Paris, Klincksiek, 1993 ; Jean-François Staszak, « Géographie et cinéma : mode d’emploi », Annales de Géographie, 2014, n°695-696, p.595-604.

Hamburger, Käte, Logique des genres littéraires, 1977, trad. 1986.

Jost, François, « La Feint du monde », Réseaux, vol.13, n°72-73, 1995, p.163-175.

Leray, Eva, « Qu’est-ce que le ciné-tourisme, cette tendance de voyage inspirée par les séries et les films ? » Ouest-France, 22 novembre 2022.

Ma, Zejun & Jiang, Man, « Interpretation of Verbal Humor in the Sitcom The Big Bang Theoiry from the Perspective of Adaptation-relevance Theory », Theory and Practice in Language Studies, vol. 3, n°12, 2013, p.2220-2226.

Margeli, Laura, El legado en la sitcom : De Friends (1994-2004) a The Big Bang Theory (2007-2019), Mémoire de fin d’études, Université de Jaume, 2016.

Pei-ying, Rashel Li, Communicating science through entertainment television : How the sitcom The Big Bang Theory influences audience perceptions of science and scientists, Thèse de doctorat en Science de Communication, Australian National Library, 2016.

Radloff, Jessica, The definitive, Inside story of the epic hit series, New York, Grand Central Publishing, 2025.

Robbins, Trina, « Gender Differences in Comics », Image & Narrative, sept. 2002 : https://www.imageandnarrative.be/inarchive/gender/trinarobbins.htm

Schaeffer, Jean-Marie , Pourquoi la fiction ? Paris, Seuil, 1999.

Thomm, René, « Saillance et prégnance », dans R. Dorey, L’Inconscient et la science, Paris, Dunod, 1993, p.64-82.

[1] https://geekbecois.com/experience-tournage-de-the-big-bang-theory/

[2] Voir notre article sur la greentification : https://lta.hypotheses.org/781


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Christophe Meunier (20 décembre 2024). The cohabitation theorem Une lecture spatiale de The Big Bang Theory. Les territoires de l'album. Consulté le 15 février 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12zcl


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